Duo d’artistes français (Karim et Luc Berchiche), La Fratrie nous propose une exploration de son univers au travers de ses «rochers-îles». Par leur précision plastique et formelle, les sculptures composées de multiples matériaux (silicone, plâtre, feuille d’or, fer, flocage…) font de leurs créateurs les artisans d’un monde utopique au sens propre (« lieu qui n’est pas »). Ces rochers aériens constituent autant de mondes en soi, illusions déracinées de leur espace d’origine. Fictions absurdes et complexes, ils introduisent des scènes narratives le plus souvent allégoriques mais aussi des véritables réflexions sur la brièveté et la fragilité de la vie.
Figées dans une inquiétante immobilité, statufiées dans leur entonnoir de terre, identiques et toutes singulières, les îles de la Fratrie nous arrêtent comme un événement, et se répètent comme une énigme obsédante. Par contraste avec le paysage alentour, dont on pressent la vitalité et les mouvements insaisissables, leur fixité fait violence. Pour s’arracher à leur sortilège, il faut se rendre à l’évidence, les îles de la Fratrie sont très précisément cela : la trace de ce petit rien qui a tout changé. D’un équilibre qui a été rompu. De quelque chose d’insignifiant qui nous concerne intimement, le témoin d’un naufrage quotidien. Attendez, rien de tragique non plus, au pire quelque chose d’absurde. On est dans l’onirique — c’est dangereux, mais pas mortel. Ces mondes miniatures font revivre l’émerveillement enfantin que provoquent toujours, Dieu sait pourquoi, les petits mondes. Étrange phénomène, dans lequel la perception semble prendre conscience d’elle-même et de ses pouvoirs. Un brin d’herbe gigantesque aussi bien qu’un bonsaï : les changements d’échelle sont toujours un délice de la sensibilité. Les microcosmes de la Fratrie, nets, impeccables, trébuchés de leur sens, flottent entre ciel et terre dans une sorte de purgatoire. Que manque-t-il donc ? Quelque chose ne tourne pas rond. Arrachés à la terre, toujours plantés d’un arbre, souvent recouverts d’herbe, ces bouts de monde devraient nous parler de la nature ; et pourtant, rien. Pas le moindre sentiment de naturalité. Ici, même l’arbre est un objet manufacturé. Le désordre bricolé de Brisson, l’intrication de Génot, tout cela nous dit quelque chose du monde. Ici, étrangement, non. Ce n’est pas là un bout de monde vivant, c’est une représentation morte. En trois dimensions, et pourtant irréelle comme une image. Mort. Mais au fait, là voilà cette immobilité qui fait événement. Ce rien décisif. Nous y voilà : il y a quelque chose d’empaillé dans tout ça. Une image de la vie après la vie, ou plutôt de la vie sans la vie. Moins une représentation cauchemardesque du paradis, que l’image de ce à quoi risque toujours de tourner notre vie régulée, domestiquée, arrachée à son énergie sauvage, coupée de l’ordre biologique, suspendue dans l’espace. Rien de grave, il ne nous manque presque rien : juste la vie. Comme le résume avec énergie Fazette Bordage, qui s’y connaît en friches, « Si nous étions vraiment vivants, nous n’aurions pas de souci à nous faire pour la planète. » En pointant le stade où nous en sommes arrivés, les îles de la Fratrie nous donnent aussi le solution : remettre nos îles dans le paysage.
Baptiste Lanaspeze